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10/12/2013

Sachez offrir quelque chose qui ne vient pas de sortir. Un Lester BANGS pour Noël 2013?

Double Bangs

«Fêtes sanglantes et mauvais goût», traduction du second recueil de critiques trash de Lester Bangs, imprécateur de la contre-culture, mort en 1982.

Par Didier PERON
mardi 12 avril 2005 (Liberation - 06:00)
Fêtes sanglantes et mauvais goût Lester Bangs, 494 pp.,
Ed. Tristram, 24 €.


Mieux vaut être déniaisé deux fois qu'une. La première, ce fut en 1996 avec Psychotic reaction et autres carburateurs flingués, recueil «culte» de quelques-uns des articles les plus fulminants de Lester Bangs période Creem 1972-1976 ­ revue rock de Detroit concurrente de Rolling Stone, dont Bangs s'était fait virer pour «manque de respect envers les musiciens». Une gifle tonique pour n'importe qui fait profession de journalisme/critique culturel, pour quiconque aime les disques (les films, livres, spectacles...) et porte en soi des réserves d'admiration, comblée, trahie, tournant au vin de palme et à la gueule de bois.

Lester Bangs se définissait lui-même comme «un des rares à comprendre vraiment ce qui ne va pas dans notre culture et pourquoi il est impossible qu'elle ait le moindre avenir». Dix ans plus tard, deuxième livraison, Fêtes sanglantes et mauvais goût, un plein seau de schnouf rock-critic remonté des années new-yorkaises 1977-1982 ­ année où Bangs est trouvé raide mort devant son clavier. Complications respiratoires et overdose d'analgésiques.

Sirop antitoux. A 33 ans, ce défoncé qui biberonnait des litres de sirop antitoux Romilar au lycée avant de passer aux speeds et à l'alcoolisme hardcore n'a pas tenu le choc. Quelques semaines plus tôt, il recevait un étudiant obèse de 17 ans, Jim De Rogatis, fan transi et futur biographe (Let it blurt), à qui il accorda son ultime interview. Requis de définir sa fonction de journaliste devenu héros de la contre-culture trash, Bangs disait : «Ma responsabilité critique n'est pas d'aider un nouveau groupe à vendre un max de disques. C'est d'aider les gens qui ont l'habitude d'en acheter à ne pas se jeter sur un truc qu'ils regretteront une fois rentrés chez eux, me haïssant et le groupe avec, parce que c'est un tas de merde.»

Le fameux adage bangsien ­ «Je ne crois en rien, et tout artiste est coupable jusqu'à preuve du contraire» ­ exprimait à la perfection une approche radicalement rétive qui, face au star-system, aux vendeurs de soupe et aux fans, était d'une négativité féconde, conjuguant mauvaise foi, ferveur, vitriol, humour et style, pour renverser les fausses valeurs, détrôner les charlatans, secouer les masses abruties et devenir le cinglé que tout le monde écoute comme l'oracle.

Il est particulièrement bouleversant de lire Fêtes sanglantes... aujourd'hui, car la tension sans détente qui traverse ses textes n'a cessé depuis de s'accentuer ; tension née de la contradiction probablement ruineuse entre un art de la révolte, du bullshit, du «non» (ou «fuck») catégorique à tout, et le credo faussement rationnel et approbatif du marché. Même si Bangs analyse aussi les limites d'un certain solipsisme autodestructeur, notamment dans un papier magnifique sur la mort de Sid Vicious : à quoi bon, si «tout ce vomissement sonore ne fait que baratter la bile qui est en vous jusqu'à ce que vous couriez vous chercher un Valium ?»

Après 1977, dans l'après-punk démâté et l'avènement new wave, Lester Bangs, qui a lâché son trône de rédac chef de Creem pour redevenir pigiste à New York, dans les colonnes du Village Voice et autres publications plus ou moins obscures, décrypte, à travers chroniques de disques («Grace Jones se branle») et reportages-fleuves où le journaliste se met en scène en débris humain doué de raison (l'extraordinaire virée jamaïcaine chez les rastas), une certaine défaite de la passion rock au profit de la rouerie show-biz.

Enfant du jazz, fan des premiers Stones et du Velvet, découvreur de Suicide, Bangs ne se sent nulle affinité avec le feu froid discoïde prétechno de la new wave : «Ces dernières années, nous avons vu la montée d'un type de musique peut-être inconnu jusque-là dans l'histoire humaine : une musique conçue spécifiquement, intentionnellement ou par motivation inconsciente pour faire disparaître les émotions qui pourraient encore subsister dans l'atmosphère qui nous entoure, créant ainsi un vide où nous aurons moins la trouille des autres, bien que nous ne communiquions toujours pas.»

Mayonnaise. Les années 80, qui finiront en mayonnaise FM, marquent l'avènement d'une certaine neutralisation affective. A propos de Miles Davis en 1981, Bangs médite : «Cette musique parle de quelque chose, à savoir que nous devenons posthumains et, de manière concomitante, obsédés de technologie. C'est là le poison qui vrombit à travers le câblage d'une supersociété devenue prison...» Ailleurs, après achat de Bette Davies Eyes de Kim Carnes (hit râlé par une Joe Cocker texane en pétard), il écrit : «L'industrie musicale a toujours été cynique, mais son cynisme actuel est effrayant, surréel.»

Comme l'explique De Rogatis dans sa bio, les gens aussi incontrôlables que Bangs devaient vite se retrouver marginalisés par une presse musicale s'adossant de plus en plus aux labels sur le mode «échanges de bons procédés» fatalement liberticide. Promo des «priorités», adhésions de commande, interviews à la chaîne sous contrôle...

Coït sauvage. Avant de claquer, Bangs cherchait à investir ailleurs sa créativité hirsute, et s'activait dans la musique (son disque Juke Savages on the Brazos en 81, avec son groupe the Delinquents) et surtout à un «livre» perso, Tous mes amis sont des ermites, dont on trouve un extrait palpitant dans lequel Jane Fonda copule avec le président Carter avant de lui raconter sur l'oreiller un coït sauvage avec un Vietcong sous déluge de napalm («Nos cris montaient avec la fumée, mêlés aux clameurs des mourants.»)

Le lecteur français a désormais en main, en deux gros opus, l'un rouge (Psychotic...), l'autre bleu (Fêtes...), la preuve irréfutable que la littérature américaine des seventies s'est aussi écrite dans les journaux. La mort du «gonzo journaliste» Hunter S. Thompson venait le rappeler en février dernier. Dès 1968, Bangs voit ce destin neuf de l'écrivain sans livre et y croit dur comme fer, avec une passion iconoclaste qui embrasera la prose incendiaire de ses articles : «J'arrivais à l'âge adulte dans les premiers jours naissants d'une ère nouvelle où la littérature s'imprimerait sur PQ, (...) parce qu'il y avait plus de pertinence dans la gadoue giclante de la presse populaire, dans les cris gorges ouvertes et les nasillements mécaniques du rock, dans les jungles intérieures chaotiques où nous nous jetions tous grâce à toutes les drogues imaginables...» qu'en toute autre forme d'«art».

«Nous poussons et croissons toujours si farouchement dans une telle souffrance que nous pourrions dévorer les fragments d'une cathédrale fracassée...» L'homme qui écrit ça reste à jamais un modèle, et pour le rattraper il va falloir changer de kérosène.

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